Un bout de l’île en moto avec Nico, un pèlerinage doux-amer. Les souvenirs se superposent, Samui dans ma période hardcore, Samui avec Lex.
La première fois, c’était avec Nico et Mathias. Nous étions tous les trois à des tournants de nos vies. Nico venait de perdre ses parents dans un accident de voiture, Mathias avait plaqué un boulot de courtier en Bourse et s’apprêtait à embrasser le monde de la nuit, et moi, je sortais d’un stage de fin d’études de journaliste au cours duquel j’avais parfaitement compris que, vu les rares options de boulot, je ne serai jamais grand reporter, ni même reporter, et que si je voulais être rédactrice, j’avais peut-être une chance en me spécialisant en télé-réalité option horoscope. Notre voyage avait commencé en Malaisie – ce qui m’avait pas mal fichue les chocottes vu qu’on s’était fait courser à plusieurs reprises par des musulmans intégristes qui ne supportaient pas de voir un bout de femme blanche, a fortiori si elle faisait chambre à part d’un couple de garçons. Plus tard, sur Sumatra, Java et Bali, ça avait été plus cool, mais j’étais crevée de mon année, désorientée par ce voyage décidé comme on sort une roue de secours d’un chapeau de magicien. Et puis Lombok, Sulawesi, roots, toujours plus roots. Sans eau courante ni électricité, des drogues pour pallier à tous les besoins. Toutes mes sapes et sacs, mes accessoires, mes chaussures, jusqu’à ma trousse de toilette, j’avais tout donné, troqué. Peu à peu, je m’étais débarrassée de tout ce qui pouvait encore me relier au monde, à la civilisation. Pas du tout dans l’idée de passer d’un univers à l’autre, plutôt dans un constat contestataire silencieux : pourquoi me soucier, au fond, de gagner ma vie, quel boulot méritait qu’on se ronge les sangs pour l’obtenir, le garder, l’exercer, comment continuer à filer la complexité occidentale quand vous pouviez être le plus heureux des Robinson, drogue et baise en prime. Bref, j’étais tombée en plein dans le panneau baba cool. Encore un peu et le Grand Ordonnateur des Couillons de Babylone allait me décerner le prix d’excellence. La peau tannée, entourée de Blancs scotchés par la came, la fuite, la solitude, la désespérance, je ne marchais plus que pieds nus, mes cheveux étaient des paquets de nœuds, je ne comptais plus me voir dans un miroir avant longtemps et j’étais convaincue que je n’avais peur de rien.
Mathias et Nico m’ont rattrapée avant que je déraille. Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvé sur ce petit paradis qu’est Samui. De l’eau chaude, on avait même de l’eau chaude. Je n’avais pas pris une douche depuis des semaines.
Après quelques jours d’adaptation (et, accessoirement, de désintox), je me sentais forte. J’avais pris le contre-pied de ma propre connerie, l’érigeais en drapeau avec des airs mystérieux pour les happy few, ceux dont chaque mouvement entre le bungalow et la plage a été calculé par satellite par leur booker. Je savais, moi, j’étais allée dans ces endroits où le vernis à ongles est à proscrire pour cause de poussière et d’humidité, où l’on regarde la télé entassée dans la cahute du chef du village si le groupe électrogène le permet, où des cochons s’agitent sous votre cahute dans l’attente de vos déjections.
Je renaissais.
Je dominais.
Plus forte que jamais. Invincible.
Mon corps m’avait suivi dans mes métamorphoses, sec, des joues plus creuses pour surélever les pommettes, des cuisses de grenouille, le muscle seul. L’octopussy que je m’étais fait tatouer dans le dos à l’aiguille, point après point (des dizaines et des dizaines de cigarettes et de pétards que j’avais brûlés sous la douleur, sans parler de la cicatrisation), serait mon témoin éternel, le gardien de cette porte que j’avais franchie entre le moi d’avant et ce que j’étais devenue.
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