mardi

Vendredi

Rob mixe à Marseille, le Poste à Galène. Et tarde à rappeler. J’ai besoin de décompresser. Quand je sonne chez Chic, je ne sais pas qui je vais trouver, peut-être même qu’il n’y sera pas, ou qu’une nénette qui pourrait être sa mère sera à moitié à poil sur son canapé tandis qu’un de ses cousins (27-45 ans, dreadlocks, chapeau rasta, baggy, mangeant du Nutella à même le pot) roulera un X feuilles. Ou tapera un bang. A moins qu’il soit en train de lire des lignes inintelligibles sur son écran avec un informaticien aux yeux de lapin, en dessinant des crobars sur des bouts de feuilles pour se faire comprendre. Ou alors, comme ce soir, il est seul, il vient de se réveiller. Il a l’haleine lourde de celui qui s’est endormi en s’enfumant et sa chemise ne tient que par un bouton.
Je dis: Non, je ne reste pas, juste une dépanne.
Il est craquant avec son air de déluré britannique – bien plus que Rob, pourtant né à Londres. Il ne fait rien pour me retenir, dommage.
En rentrant, un truc que je n’avais pas fait depuis longtemps – opération «Fais-toi plaisir»: le DVD où la rousse à la peau de lait se fait prendre en flag de masturbation par ses deux potes. Ça se passe dans un camping.
Mais pas à Berlin.
Une vague d’une trentaine de mètres s’est figée au-dessus d’une ville du Far West où je me trouve. Quelques gouttes d’acide tombent de la vague, provoquant une panique monstre.

Avec Mado, les ruses habituellement réservées à Maman : pour la voir quand même un peu mais pas avoir la tête fracassée de ses histoires, des kilomètres de shopping – avec Mam, c’est plutôt musées mais ça revient au même. Et soudain, dans la minuscule salle fumeur d’un café : « Continue sans moi, Louna. Il faut que je pense à Milo. »
Ah d’accord.
Rob, au téléphone, enfin. Trop chou, plein de mots doux et crus. Il rappelle vite, il revient vite, promis.
Je plane.
Je l’attends, je n’en peux plus de l’attendre. Je pense : on va baiser, à mort chez Queen Lol, et après on prendra le temps. Il me reste des récup, on pourrait. Etc.
Je pense: Il ne faut pas que je m’emballe.
Et: Si je quitte Method, on peut envisager plein de choses.
Et: Qu’est-ce que je veux vraiment?
J’en fume un cinquième, il faut que je dorme.

Lundi J-4

Engueulade entre Aurélie et Carole. Je n’en ai pas compris toute la teneur, la porte ayant claqué avant même le premier éclat de voix.
Ce qu’on dit : Carole subirait des pressions pour partir, comme d’autres redchef.
Et : La direction entendrait fusionner des titres.
J’ai parfois le sentiment d’assister à la lente agonie du géant Method avec autant de compassion que pour une rediffusion d’une série nocturne d’M6.

Mon corps attend presque plus que moi.

Mercredi J-2

Religieusement.
Chez Chic, lui déjà chaud, nos corps se frôlent, je respire son odeur, une légère teinte de transpiration estivale, une autre de bière et de tabac blond. Son sexe, incidemment, contre ma jambe. Sa main attrapant ma nuque, et moi de le repousser. Religieusement. Avec tout ce que cela implique de culpabilité et de frustration.
J’attends Rob. J’attends de me faire baiser par Rob.

Jeudi J-1 YES

Plan d’action. Un: garde-robe dessus, dessous pour trois ou quatre jours. Deux: cacher l’invit de Queen Lol, qui traîne dans l’entrée. Trois : esthéticienne, 13h30.
Ce sera une première ensemble. J’ai très envie de cette soirée de samedi avec lui.
Et : de rentrer au petit matin, fourbue, sa main dans la mienne, des souvenirs de sexe plein la tête. Si je songe qu’il m’a matée depuis l’autre côté du miroir de la backroom où je baisais avec Goethe, je fonds.
Malaise avec Chic, logique. Il me dit bonjour comme à n’importe quel voisin. Il dérive, suit déjà un courant qui l’éloigne. Et j’ai beau vouloir qu’on reste potes et tous ces trucs, je n’essaye rien, je ne lui dis pas : eh Chic, tu crois pas que ça déconne ?
Il me manque.
Quelques minutes, pendant que Rob prend une douche. Nuit de vendredi à samedi, 3h37. On a commencé un peu avant 1h00. Des pauses raisin, Southern (d’excellents petits shots), clope, joint.
Il prend une douche, histoire de se requinquer, il ne veut pas s’arrêter là.
Ça me va.

14h30

En diagonale, sur un côté, le visage lisse, il est dans mon lit. Il dort.
Il est très beau, il m’a merveilleusement fait jouir. Je suis en train de tomber amoureuse.
J’ai simplement parlé d’une soirée, je veux garder la surprise intacte.
Je vis un conte de fées.

PS: filtre obligatoire au téléphone. Sont interdits du week-end: ma mère, Mado (j’écoute quand même leurs messages et je rappelle si vraiment), Nico, Carole (et toute autre personne de Method, included Aurélie).
Je crois qu’il se réveille.

21h50

Rob se rase, j’ai enfilé mon ensemble lacets. De m’être éclatée avec lui, ça m’a donné envie d’aller partager ça sur la place publique. Et : de le regarder baiser d’autres filles. Et : de me donner à d’autres types pour le retrouver. Une seule trouille : comment je réagis si je vois qu’il connaît la moitié des participantes ?

Dimanche, 21h50

Vingt-quatre heures pile depuis la dernière fois que j’ai écrit.
Que ne peut-il se passer en vingt-quatre heures ? Hier, j’étais humide d’excitation; je suis aujourd’hui réfugiée dans ma chambre, j’ai allumé une bougie et quelques gouttes d’huile de citron se sont répandues dans les airs.
Il fait chaud. Impossible de laisser la fenêtre fermée.

J’ai beaucoup fumé pour redescendre. Et pour la suite.
Je vais tâcher de tout raconter sans dispersion ni omission volontaire (pas que je ne sois pas tentée).
On reprend donc quand Rob sort de la salle de bains, il a enfilé la chemise qu’il est allé chercher cet aprem, après la sieste, il en boutonne les manches en demandant à quel genre de soirée il doit s’attendre. Je dis avec mon regard numéro 4 (celui qui réveille n’importe quel sexe masculin digne de ce nom): «C’est une surprise.» C’est là que ça aurait dû faire tilt : un simple sourire – pas un regard complice, pas je-te-saute-dessus en guise de préliminaires.
A la résidence parisienne de Queen Lol, la même femme au visage fermé nous débarrasse de nos effets. Quand nous sommes seuls dans le couloir, Rob, visiblement mal à l’aise, demande : «On est où, ici, exactement?»
Comme la première fois, le salon a gardé du politiquement correct dans l’ambiance lounge. Un air de vibraphone, deux couples sur une mini-piste, le tout un peu chic mais un peu ringard aussi. L’idée que se fait une certaine partie de la société de ce genre de soirée.
Pas rock’n roll.
Question d’habitude.
«Qu’est-ce qu’on fout ici?» répète Rob à qui les jupes fendues haut, les jarretières apparentes, les décolletés pigeonnants n’ont pas échappé. Il y a comme de la panique dans son regard, et quelque chose de dur, de détestable. Mais je suis à fond, c’est toujours comme ça, je sens les odeurs des corps, sous les parfums, je ne peux pas m’empêcher de me dire: toi, je serai peut-être en train de te sucer dans dix minutes. Je ne vois pas ce qui ne va pas. : un putain de clebs de chasse lâché dans une pampa dégorgeant de gibier.
Queen Lol (robe de soirée noire, totalement transparente sous laquelle on distingue une guêpière et des bas) garde la main de Rob dans la sienne tandis que je la remercie pour son invitation. Quelques banalités et politesses d’usage, elle ne me regarde pas une seule fois, hypnotisée par les longs cils de mon cavalier. Elle dit: «A toute à l’heure » et c’est un mélange de jalousie et d’excitation qui me fait une crampe à l’estomac. L’important, c’est qu’il reparte avec moi. Dommage qu’on n’ait pas un peu de C, ça aurait été parfait.
Rob a posé son verre de champagne et est parti à la recherche de «quelque chose de plus fort». J’en profite pour aller jeter un œil à la première pièce – on verra bien où ça nous mène. Aménagée comme une salle de classe : une dizaine de petits bureaux avec leurs chaises, dominés par un bureau sur une estrade. En guise de tableau noir, un film que j’ai déjà vu, l’histoire archi-usée (mais bien réalisée pour une fois), d’une petite aristo et de sa meilleure copine qui se retrouvent en pique-nique avec une bande de bad boys.
A la différence de ma dernière soirée Queen Lol, il est relativement tôt, et on en est encore au stade où l’on s’amuse, on se taquine. Une grande et corpulente femme, surmontée d’un chignon sévère, inspecte les «élèves», passant dans les rangs, distribuant des coups de sa règle en bois. Une fille est à genoux au coin, les mains sur la tête. Son cul nu est rayé de marques rouges. Je me tâte de rejoindre Rob. Et pourquoi lui ne me rejoindrait-il pas?
Je prends place à une table. A l’écran, la jeune aristo est vautrée sur les restes du pique-nique et elle n’a que l’embarras du choix en matière de queues à sucer. Sa copine jappe à côté que non, elle ne veut pas mais on sait au ton de sa voix qu’elle en veut en fait beaucoup plus.
Une petite brune asiatique est envoyée au tableau, ainsi qu’un bodybuildé (un de ces mecs loués pour la soirée). La «prof» ordonne qu’il la lèche et le voici à genoux en train d’officier tandis que la Jaune tord son visage de plaisir. Je me caresse doucement sous la table, et, tout occupée par le double spectacle, je ne vois pas venir la prof. Elle crie: «Petite vicieuse, je t’y prends.» Merde, on a beau savoir, ça marche toujours. Je me sens rougir, je cherche Rob du regard des fois qu’il pourrait me tirer de ce mauvais pas. Mais il n’y est pas.
En partant, alors que je me suis résignée à l’idée que Rob s’est barré avec une autre en loucedé – ça fait une éternité que je ne l’ai pas même aperçu, il est là, derrière la porte d’une salle de bains. Il se fait sucer. Dans le miroir, sa silhouette, l’ombre de son buisson de cheveux, son torse – ses épaules, ses mains sur le crâne d’une fille, à genoux.
Je suffoque, touchée en plein cœur.
Je suis rentrée avec une copine d’Aurélie, une bavarde (les participants, la robe de Queen Lol, la brouille avec Aurélie). Je disais oui, je ne disais rien. Elle parlait.
J’ai envoyé un texto à Rob en rentrant. Mon téléphone est éteint depuis.
Je n’ai pas le courage de l’allumer pour constater qu’il n’y a que des messages de mes mère-sœur.

Lundi

M’insupportent:
- le bonheur en stand-by de Laure;
- les délires théâtreux de Mado;
- la distance que met Chic entre nous.
Method est une mauvaise habitude.
Celle-ci, je pourrais bien m’en défaire.

Rien sur mon portable. Rien.

Mardi

Laure a attendu que ses mômes soient couchés et que j’aie roulé un joint pour évoquer l’éventualité d’un départ vers l’Australie. Nous sommes sur son canapé, côte à côte, nous ne nous regardons pas. Il y a peu de lumière, juste la petite lampe jaune, derrière une enceinte, et le plafonnier du couloir.
«Ma sœur a une cabane dans son jardin, continue-t-elle. Toute refaite, indépendante.» Dans un premier temps, elle laisserait les enfants à leur père, «la mort dans l’âme, mais ça me bougera ». Il est d’accord, il s’en fout, il gagne encore plus qu’à l’époque où ils étaient ensemble, il s’est trouvé une fille jeune et docile qui fait la plante d’appartement à la perfection et sera ravie d’un rôle de baby-sitter.
Les pièces s’assemblent et je comprends au deuxième pétard que Laure a réfléchi chaque chose jusqu’à sa maturité. Mieux : elle a passé les coups de fil, fait les démarches auprès des ambassades, des administrations, s’est confrontée à sa bonne conscience. Elle change de vie, là, sous mes yeux. Elle s’en va à l’autre bout du monde, pour longtemps.
La dernière soirée avant qu’elle parte, à l’époque, avec ses parents en Italie, nous l’avions passée dans notre bar habituel, rue de Linné. Puis chez un Laurent ou Florent, un gay qui bougeait beaucoup en soirée et avait toujours un plan si on en manquait. On avait fini dans une fête homo, à ouvrir des canettes dans la cuisine avec un type très fier de son pull vert pomme. On s’était quittées comme si elle partait pour une semaine.
A cette époque, on ne s’embarrassait pas.
A cette époque, les cœurs brisés se réparaient en moins de deux.
A cette époque, les amitiés étaient éternelles.
Je pourrais remplir un carnet, une feuille pour chaque bâton, un bâton pour chaque disparu : la bande du CFJ (Chloé comprise – ne reste qu’Audrey), Cora et Sabrina, les copines de mon premier boulot à Courrier, Philou, le pote technicien avec qui je faisais les 400 coups quand je bossais à Radio France. Et puis Lex, Nico, Matthias, Lucie dans le ciel, Corane, Chic ( ?). Et maintenant Laure qui s’envole pour les antipodes. Chaque année semble apporter sa pierre supplémentaire au mur qui nous isolera tous, finalement, les uns des autres.

Mal aux dents.
Ted: Why don’t you stop eating those gummy things?
Bill: That is a good idea.
Un tour du monde correct, c’est environ 2000 euros de billets d’avion. Pour cette somme, on va: en Amérique du Nord, en Asie (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Vietnam, Japon), en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Manque: la Chine, l’Inde, la Jamaïque et l’Amérique du Sud.
Si les indemnités de licenciement se calculent comme lors du premier plan social, soit un mois de salaire par année travaillée, plus, à mon niveau, autour de 60 000 euros, je pourrais demander quelques extras à mon agence de voyages.
Je devrais en parler à Laure avant de faire quoi que ce soit. Ou à Papa. Mais non, je ne m’y résous pas. Je ferai comme toujours, dans les situations les plus obscures, je trouverai un chemin.

I'm shaking like milk/ Turning/ Turning blue/ All over the windows and the floors/ Fires outside in the sky/ Look as perfect as cats/ The two of us together again/ But it's just the same/ A stupid game
The Cure Let’s Go to Bed

lundi

Mercredi

RTT.
Fin de Paris-plage.
Fin de Paris-désert.
Fin de l’été, bientôt.
Le spectre de la canicule s’éloigne, enfin.
Pour une fois j’ai hâte. Depuis Lex : changer de saison est ce qui peut arriver de mieux à quiconque se trouve dans la peine.
Un e-mail de Chloé (qui frôle l’analphabétisme depuis qu’elle est rédac chef), me disant qu’elle est tout à fait désolée de ne pas avoir eu de nouvelles durant ses vacances. Je lui ai répondu que je ne comprenais rien à son mail, que je n’avais absolument pas eu son message m’invitant à Chypre et que j’aurais adoré, etc. On arrive enfin au bout de la chaîne des politesses avant rupture. Ainsi, nous restons en bons termes (sait-on jamais?) mais je ne me sens plus obligée de cirer les pompes à cette opportuniste (disons les choses clairement : cette salope).
Dans la série anciennes du CFJ, Audrey démarre un projet de livre sur «les icônes de notre temps». Large corpus qui lui permet de naviguer dans le temps et dans l’espace. «Son» iconographe photographe, d’origine japonaise, demande à ce qu’on l’appelle Jean pour des raisons de prononciation de son prénom original. Ce qu’elle trouve choquant, et envisage d’apprendre des rudiments de japonais pour contourner le problème. Entre ses mots pointe un sentiment, au moins un intérêt, que je n’ai pas vu souvent chez Audrey.
Va-t-elle partir, elle aussi?
(Sous-entendu: et moi? et moi?)
Guichet-départ ouvert, les starting-blocks envolés: déjà douze demandes de renseignements et trois inscriptions en à peine trois jours. Et nous ne sommes que le 1er septembre.
Tout est sale chez moi, et moche, le frigo est une œuvre à la gloire du dépouillement, je n’ai plus d’Ovomaltine depuis près d’une semaine, je dois faire 18 machines si je veux pouvoir m’habiller dans les jours à venir. A moins que je reste au lit. Avec tous mes vieux copains : Lexo, Valium, Xanax, et le petit dernier, millepertuis en bouteille avec doseur.

Ted : Would you like to use my loaded gun, Billy ?
Bill : I’m allright, Ted, but thank you for asking.
Un tour sur mes forums: en vérité ça m’ennuie. J’y ai reconnu quelques-uns des mecs qui me faisaient mouiller il n’y a pas si longtemps. Inconsciemment, je cherchais Goethe. Quand je l’ai compris, j’ai aussitôt déconnecté.
Mais plus tard, sur Saint-Germain pour Sonia Ryckiel, je pousse un peu plus loin et me retrouve devant VR, fermé à cette heure diurne. Pour être honnête, je me fous de Goethe et de ses copines qui tiennent des backrooms dans les beaux quartiers.
Et : de mes relations dans le grand monde du foutre.
Et : des kilomètres de queues que je peux réunir sur quelques coups de fil.
Je veux juste revoir cette petite gueule d’amour, ce buisson de cheveux fous, ces cils délicats, ce sourire entêtant, ce torse de rêve, ces mains prometteuses, qu’il m’a été donné de rencontrer ici même.
Assise sur un banc, le boulevard dans mon dos, je pleure mon printemps perdu.
Je retourne toute cette soirée dans ma tête alors que je ne voudrais que l’oublier. J’ai le sentiment que Rob ne s’attendait pas à ça, qu’il n’avait pas envie d’être là. Si ça se trouve, il ne voulait rien d’autre que me faire plaisir en m’accompagnant à une soirée «normale», rêvant du moment où il pourrait nous entraîner sur le chemin du retour au lit. Chez lui ou chez moi. Si ça se trouve.
Et ça changerait quoi de parler à une putain de messagerie. Dire quoi? Que je croyais qu’on aurait pu « faire un bout de chemin ensemble»? Qu’il y avait longtemps que je ne m’étais pas sentie bien avec quelqu'un? Que ça vaut le coup d’essayer? Que les débuts sont toujours un peu délicats?
Oui, dire tout ça.
Et aussi, que je crois qu’un jour je mourrai de chagrin, que je ne la voyais pas comme ça, ma vie, pas aussi petite, pas aussi vide. Que ça ne peut pas merder à tous les niveaux, non. Y a un moment, forcément, si le boulot plante, les amis plantent, les affaires de cœur, elles, ont toutes latitudes pour grandir.
Lui dire que j’y croyais, en somme.
Avec laquelle est-il parti? La brune aux cheveux courts qui était sur lui, dans la «salle de classe», peu avant l’épisode de la salle de bains ; une fille totalement rasée sur laquelle je l’ai vu éjaculer; ou même Queen Lol, qui avait l’air harponné au premier regard (sex at first sight)? Qui a tiré mon pompon?
It's dark outside/ But I see the light/ Then darkness/ I see the light again/ And here comes dark
It's dark outside/ I am lonely and sad/ But I see the light/ You ask my name/ Then darkness/ You take my hand/ I see the light again/ We fall in love/ And here comes dark/
It's dark outside/ I can't find you/ But I see the light/ You were right there/ Then darkness/ I have my doubts/ I see the light again/You say I'm wrong/ And here comes dark/
It's dark outside/ I reach for you/ But I see the light/ You don't reach for me/ Then darkness/ I feel alone/ I see the light again/ I read your face/And here comes dark/
It's dark outside/ I want to leave/ But I see the light/ You're come to me Then darkness/ I feel your grip/ I see the light/ You're hurting me/ And here comes dark
It's dark outside/ I try to scream/ But I see the light/ You have my throat/ Then darkness/ I can not breath/ I see the light/ For the last time/ And here comes dark
Yasmin RUBAYO (“And Here Comes Dark”)
Et en plus, demain, j’ai dentiste.
Incroyable journée. Victime d’une glissade de déprime, je me retrouve devant la RH, le directeur de publication, et une demi-douzaine de représentants de parties dont je ne soupçonnais pas qu’elle pourrait ainsi s’intéresser à mon cas – délégués du personnel, conseiller des rédacteurs, observateurs extérieurs. Toujours glissant, je parle d’opportunité « d’une bouffée d’air nécessaire dans mon parcours personnel et professionnel ». Rien de moins. Je sors de là sur un nuage mais avec cette peur au ventre du vide absolu : et maintenant ? L’image fugace de Rob, plissant les yeux dans une volute de fumée de cigarette. Je n’ai pas de réponse.
Et là, sortant du chapeau-téléphone – pas Rob, non, mais une solution palliative tout à fait acceptable. Au début, je crois à un démarchage. Une fille dont je ne comprends pas le nom me sort, haut débit, une cascade d’adjectifs et d’intentions à propos d’une publication à sortir en mars. Je crois qu’elle va me demander mon numéro de carte bleue quand, it rings a bell, je lui demande de répéter son nom : Sophia Kwolosky. Aka la fille des RH du groupe Fillipacchi (cf. cahier 19?). Ouell, et si on reprenait tranquillement depuis le début: vous disiez, un numéro zéro pour février. Elle me passe la rédac chef.
Lucie Pierre est une ancienne de 20 ans et J&J, qui parle d’une toute petite voix haut perchée. Si Kwokwo ne l’avait pas introduite, j’aurais pu croire à une blague d’une gamine de huit ans.
Il s’agit d’intégrer un hebdo 18-25, féminin mais plus underground que ce qui se fait actuellement. Le tout à la rédaction. Une rubrique sorties «féminine et jeune, pepstillante». Pour quel public? «Féminin et jeune, pepstillant.»
Le nom du canard? Un silence, puis la voix de petite fille: «Pep’s, naturellement.»
Moi: «Quand peut-on se rencontrer?»
Je suis tellement contente, c’est comme une montée de C.

Du coup:
- mon départ accepté, un tour du monde avec passage obligé chez Laure; je ne me refuse rien, JE M’ECLATE;
- je rentre pour intégrer un nouveau taf, qui ne demande qu’à faire des petits – à moi après de savoir me vendre;
- j’improvise tout en neuf, appart, quartier (je n’en peux plus du bordel de la rue du Faubourg-du-Temple et des pompiers à toute heure), fréquentations, je vais plus souvent voir mon père et Christine et j’arrête de voir ma mère (c’est une blague).

Avec tout ça, je finirai bien par l’oublier.

Vendredi

Carole m’a clairement évitée tout à l’heure, elle sortait d’une réunion secrète avec l’intelligentsia, lunettes noires barrant son visage gras, bâillements à se décrocher la mâchoire, teint de morte. Elle sait que j’ai demandé mon départ. Elle ne m’en parlera pas directement.

Je pourrais me faire les Seychelles (?).

Samedi, 03h23

10:15 Saturday night
And the tap drips
Under the strip light
And I'm sitting
In the kitchen sink
And the tap drips
Drip drip drip drip drip drip drip...

Waiting
For the telephone to ring
And I'm wondering
Where she's been
And I'm crying for yesterday
And the tap drips
Drip drip drip drip drip drip drip...
It's always the same...
(The Cure 10 :15 Saturday Night)
Je pourrais aussi aller chez lui. Dormir sur son paillasson, pleurer ma douleur sous ses fenêtres. Non, s’il n’était pas seul, je risquerais l’hystérie.
Ce n’est pas que la disparition de Rob qui me déprime. Je voudrais tellement être ailleurs.
Ou : quelqu'un d’autre.
Ou : morte.

04h47

Bon, d’accord, j’exagère toujours avec certaines drogues. Rapide mise au point : la séparation d’avec Rob est un coup de poignard qui m’a mise à terre, mais j’ai déjà commencé à me relever. J’ignorerai désormais, et pour un temps à définir, les hommes, me contenterai de les consommer.

L’oublier…

Louna, on passe à la phase erasure. Répète après moi:
- J’ai tout en main.
- Après ce virage, c’est tout droit jusqu’à la plage.
Et soudain, c’est comme si il n’y avait d’autre solution qu’une extrême solitude pour parvenir à la paix avec soi-même. Je regarde le monde – un atlas, en fait, qui doit dater de ma première année au CFJ, auquel il manque la carte des reliefs de l’Europe centrale, et celle des densités démographiques – et j’ai le sentiment que, parce que je suis sans attaches, totalement libre, tout ceci m’appartient. Je n’ai qu’à prendre mon sac, y aller.
Voire : m’y installer – où que ce soit.
Le monde est ma prochaine résidence.

Samedi

Papa à Paris pour le week-end. Mado a mal pris son idée de s’installer à l’hôtel (Maman la soutient à coups d’éclatement de forfait de portable). «Tu vas pas me dire, grimace-t-elle comme on l’attend, il aurait pu venir loger chez la tante. C’est quand même pas la place qui manque.»
C’est vrai.
«Ou même chez toi.»
(So nice.)
Le Thaï de Papa dans le XIIIe est coquet, discret et délicieux. Un endroit qui ne paie pas de mine – la qualité des épices confirme dès les premières bouchées que vous êtes au bon endroit.
Graham et Martine divorcent, cela bouleverse Christine plus que de raison, selon Papa. A l’origine ce sont des amis à elle, de son club de plongée. Au moment de son divorce, vacillante, elle voyait en eux un espoir. Oui, un couple pouvait perdurer. Avec leur séparation, c’est son espoir de jadis qui achève de s’éteindre. Même si elle n’a plus besoin d’une branche à laquelle se raccrocher maintenant qu’elle est avec Papa, fait gentiment remarquer Mado. (Elle peut être gentille.)
Des statues khmères plein les yeux, je pense: s’ils acceptent mon départ, je commence par Siem Reap et Angkor Vat.
Et: Du beau, rien que du beau.
Et: La sous-location à un Américain, pourquoi pas, organisons un casting.
Il ne faut pas que je m’emballe. S’ils ont décidé de ne laisser partir que les plus de 40 ans, je vais encore me retrouver à couvrir les miroirs pour une semaine et à pleurer sur ma misérable vie entre deux joints. Moyen.
Mais ça n’arrivera pas. En fait, ça ne peut pas arriver. Mathématiquement, je veux dire. On ne peut pas être au point mort pendant des années, accumuler des galères quotidiennes, sans à un moment ou à un autre voir le bout du tunnel (la sortie de secours, le soleil à l’horizon, la face éclairée de la Lune).
Pour être sûre, je vais quand même dire à Maman qu’elle demande à sa copine corse de me signer l’œil.
Voire : Téléphoner à Hélène, la copine de Laure marabouteuse du XVIe (dans son lot de baguettes magiques, elle en aura bien une capable de me délocker l’exit).
La venue de mon père comme prétexte pour éviter un dîner avec une demi-douzaine de salariés de Method. Y aller m’aurait permis de savoir qui va quitter le navire, l’ambiance chez les dirigeants. Mais sans drogue, impossible. «Je te le dis cash, a annoncé Aurélie au téléphone. Tu ne viens pas défoncée, tu nous évites ton numéro de vamp. Ne le prends pas mal. En fait, c’est plus pour Philippe, il ne peut pas se permettre de recevoir des gens au comportement… Enfin je suis sûre que tu comprends…»
Tu n’imagines pas tout ce que je comprends, Aurélie.

Une CDD m’a prêté Grease, top ringard : une bonne soirée en perspective.

Dernière minute, un verre avec Papa, à L’Industrie.

23h47

Leur divorce, nos parents nous l’ont annoncé au Chariot ailé, un petit restaurant tibétain, fermé depuis. Avant cela, Maman nous avait invitées, Mado et moi, au Commerce «restau-cantine», pour nous expliquer que notre père «avait quelqu'un».
Alors quand tout à l’heure, après sa bière et mon condensé des dernières nouvelles de Method, Papa m’a dit qu’il mangerait bien quelque chose, j’ai compris que ce n’était pas pour me parler de la pluie et du beau temps.
Histoire de cul, histoire de cœur. Il l’a attrapé avec une «à-côté». «Le réseau que je fréquente a été pas mal frappé, cette année. Guy, tu te souviens de Guy?» Et de me lister une demi-douzaine de ses vieux copains, qui, eux aussi, «pratiquent» et sont «condamnés».
J’avais presque oublié les détails de ce grand déballage qu’il m’avait réservé, peu après le divorce, de ses mœurs sexuelles « inavouables ». Sans même chercher ses mots, et avec une certaine aisance – quoique pudique, il m’avait parlé de son goût pour «les escapades à plusieurs», du réseau «plutôt tranquille» qu’il fréquentait depuis quelques années. Il s’était calmé, m’avait-il assuré. «Par les temps qui courent, on n’a pas vraiment le choix.»
J’avais enterré tout ça, incapable que j’étais de penser à mon papounet en terme de bête sexuelle.
Et voilà que ce mot résonne, «condamné», en un écho assourdissant, bien plus bruyant que la calme convivialité de la salle de restaurant où nous nous trouvons. Papa parle du traitement de Guy, les yeux rougis de larmes contenus, il dit: «Faut pas t’en faire, ils font des miracles, maintenant.»
Et: «Le service du docteur Bonnard a bonne réputation.»
Ses mains, un petit tas de brindilles sèches, s’agitent par moments, prises de spasmes. Je le regarde, je ne le reconnais pas. Il est déjà quelqu'un d’autre. Je ferme les yeux, et quand je les rouvre, au travers de mes larmes, c’est bien mon père, mais affublé du visage de l’homme malade, du condamné. Je pense prendre mes jambes à mon cou, courir aussi loin que possible, jusqu’à un endroit rescapé, où tout cela n’existerait pas. Au lieu de quoi, je couvre le tas de brindilles de mes propres mains.
Le plus dur, c’est la peur de soi. De baisser les bras avant même d’avoir combattu.
Je le laisse parler, notre commande arrive et repart à peu près sans qu’on y ait touchée. Comme s’il voulait combler le vide du silence que je ne fais même pas l’effort de meubler, Papa rajoute des wagons : sa peur des hôpitaux, des courbes de température, des infirmières. Je ne l’ai jamais vu si bavard. Son ton se veut rassurant et parfois guilleret et valeureux, genre : j’en ai vu d’autres.
Genre: on savait bien que ça finirait comme ça toi et moi, pas vrai?
Papa dans le rôle du bon garçon optimiste, autant dire que même depuis le perchoir où m’a balancé le choc de l’annonce, je n’y crois pas plus de dix secondes. Il ne veut pas que je m’inquiète. Et même il a besoin de voir que je ne m’effondre pas. Comme si ça pouvait signifier que non, il n’y avait pas de quoi flipper. Que non, il n’y aura rien de changer. Que, aller, le virus, on vit avec, de nos jours.
Il parle aussi de Christine, il faudra lui annoncer. Se séparer, certainement, au moins un temps.
En fait, non, le plus dur, c’est Christine. Nos yeux humides, et les gens, autour, comme dans un film de Jaoui-Bacri, suspendus dans la tranquillité de leur quotidien.
Finalement, vient le dessert. J’ai sorti un paquet de mouchoirs, des Sniff imprimés d’une grosse paire de lèvres rouges sur fond rose. La serveuse les trouve «sensas». Elle fait traîner le s, qui disparaît dans le brouhaha. «Je vais me taire, continue Papa, je serais capable de faire tourner ta crème anglaise.»
Coup d’œil au brownie. Crème anglaise : malgré tout, je pense…
Papa me regarde en silence. Dans ses yeux, des spectres se sauvant vers les recoins de son âme. Et soudain, sans concertation, à bout d’émotions, nous éclatons de rire. La table d’amoureux à ma droite nous regarde de biais, nous rions ; les deux copines à gauche se marrent de nous voir, nous rions. Papa a à nouveau des larmes plein les yeux, moi itou, et je me dis qu’un jour, ce sera pour le drame. Je n’avais jamais pensé à la disparition de mon père auparavant. Ou que j’aurais un jour à enterrer ma mère. La douleur de perdre un être cher est là, au-dessus de chacun d’entre nous, qui attend son heure.
Alors je ris, je jouis du spectacle de mon père hilare, je jouis de notre entente, de notre complicité, je ne veux rien savoir d’autre.

Je ne veux plus penser. Les miroirs sont couverts. Je vais me droguer et dormir.

Rob, j’aurais tellement besoin de toi.
Alone/ Forgotten/ Crying tears/ Heartbroken/ Depression/ Blood/ Cutting/ Why?/ Questions?/ No-one?/ Answers?/ Goodbye... (Tamara Moir “Alone”)
J’ai pris une journée, «cas de force majeure», Carole a senti qu’il valait mieux ne pas insister. Xanax, joints, voire Southern Comfort si j’ai le courage de descendre. Je vais finalement regarder Grease.
Et dormir.
Sortie à 22 heures, de bar en bar avec Béa et Nana, qui elle aussi a demandé le plan social et espère la préretraite. A Method, elle a la réputation de ne pas la ramener. On l’entend peu, elle fait ses heures, rien de plus. C’est une de ces mémoires qui ont pu résister aux différents naufrages, elle a tout connu même si elle n’en parle qu’après quatre ou cinq bières (et encore, la vodka est plus efficace).
Elle en a vu des guignols au poste de DA des magazines où elle a bossé, jamais aussi «crétins» que Thomas W. « Un politique, si tu veux mon avis. Le genre de mec que tu retrouveras à la tête de Method un jour ou l’autre. Son seul talent : «la fumisterie.» Elle achève son verre, secoue la tête: «Et peut-être aussi emballer des filles de vingt-deux ans.»
On ricane. Je raconte l’épisode de la blonde livreuse de sandwichs, Béa, celui de la remplaçante de Nana. On est trois pour dire que oui, ce type est vraiment une merde. Et après une nouvelle tournée, j’y crois presque.
La phrase du jour, entendue en sortie d’AG: «On est traité comme des Moulinex.» Nico avait raison: y a des coups de pied au cul qui se perdent. Avec 30 000, au minimum, d’indemnités de départ, on a encore de la marge pour illustrer la misère sociale.
Dîner avec Papa, et Mado qui se doute de quelque chose, s’interroge sur les réelles raisons de la venue de notre père. La dernière fois qu’il est resté – une nuit – à Paris, c’est parce qu’il y avait des grèves, (cf. cahier 16). Il avait passé la nuit dans un hôtel, il ne m’avait pas appelée, ni Mado. Il ne voulait pas déranger. En vérité, il détestait l’idée de devoir prendre sa part dans le mouvement de cette énorme pieuvre qu’était la ville. Déplacements, évitements, sens en alerte maximale.
Et voilà qu’il était là pour de soi-disant vacances. Papa parti se laver les mains, j’ai demandé à Mado de lâcher Papa, arguant qu’il pouvait quand même prétendre à un peu de tranquillité. Qu’il avait peut-être juste envie d’être présent aux côtés de ses filles, quand, pour l’une comme pour l’autre, le quotidien n’était pas radieux.
Je ne pouvais quand même pas lui dire: «Mado, ton père ici présent est condamné. Séropo. Rongé par la maladie. En sursis.»
Non, je ne pouvais pas.
Après le départ de Mado, Papa, que je voulais emmener au cinéma, au spectacle, en balade, m’a assurée qu’il avait besoin d’être seul. Il marche beaucoup, remonte depuis son hôtel à Bastille jusqu’aux Champs-Elysées ou à Montmartre. Il dit qu’il se soignera (y avait-il une autre option?), qu’il le fera pour nous, ses filles, et aussi pour Christine.
Christine.
Papa baisse les yeux, coupable. Il faudra le lui dire, choisir les mots. Lui faire comprendre qu’ils sont certainement tous deux sur la même barque de fortune, filant vers cet obscur horizon. Et soudain, tout n’est plus si clair. Je suis dans la tête de Christine. J’ai saisi le virage d’une nouvelle vie, demandé le divorce alors qu’il aurait été si simple d’avoir mari et amant. Je me suis mis une de mes filles à dos, mais j’ai recréé un foyer avec l’homme que j’aime. Je me crois à l’abri, ou du moins, j’imagine qu’avec l’âge, cette union sera plus stable qu’aucune autre. Je vis, heureuse, dans mon couple, ma maison, mes petits-enfants dès que possible. Et brutalement, tout explose. Des miettes de bonheur, de stabilité sur lesquelles je pleure et m’interroge, sur lesquelles j’enrage, finalement, quand il faut commencer la trithérapie.
De l’autre côté de la porte vitrée de son hôtel, le réceptionniste dans son mauvais costume tend une clé à Papa. Ils échangent quelques mots, l’homme a l’air de plaisanter.
Avant de disparaître, Papa me fait un signe, et c’est à nouveau la main de ma grand-mère que je vois s’envolant en un dernier adieu.
Papa dans le train. Il m’a demandé de ne pas l’appeler, de lui laisser le temps. Je pense à Christine, je voudrais l’appeler.
Laure, décommandée pour raisons familiales.
C’est à toi, que j’aurais pu parler, sur ton épaule que j’aurais pu pleurer.
Pour conjurer le sort, un verre avec Audrey. Déprimant, déprimante. Elle parle de son iconographe, elle s’est métamorphosée en fille amoureuse et c’est comme si elle s’était décolorée en blonde: ça ne lui va pas. Elle envisage sans retenue: un déménagement, une cérémonie de mariage ici et une autre au Japon, un voyage de noces en Nouvelle-Zélande, sa démission, etc. Elle m’ennuie. Alors je bois un peu trop, et quand je m’en rends compte, je la plante là pour aller boire seule. Un bar à la con, pas très loin de l’hôtel où était Papa pas plus tard qu’hier. Un bar dont tout revendique la branchitude, depuis les écrans retransmettant les défilés Fashion TV jusqu’aux distributeurs design de préservatifs. La musique est forte, la lumière faible, au bout du bar, on ne me voit pas.
Sur mon portable, j’hésite à effacer le numéro de Rob. Fausse manip, le numéro est composé. Je raccroche avant que ça sonne. Je commande un autre verre.
Le long du canal Saint-Martin, je suis saoule, je fume une clope avec un vieux qui a transformé un banc en radeau urbain. Des sacs en plastique multicolores pour voile, un fanion du PSG pour pavillon. «La vie, tu parles d’une traversée en solitaire!
- Aye, aye, captain.»
Délicatement, il range les autres cigarettes que je lui ai données dans une boîte à hamburger.
Et dérivant, j’y arrive.
Le code, le rideau du concierge bouge – une femme, blanche, tout va bien. La vaste cour, es fenêtres du cinquième sombres et fermées, les stores n’ont pas été baissés : parti tôt pour la soirée – peut-être la nuit.
En face de chez Rob, un dîner, une bouteille de champagne que l’on ouvre en haussant le ton, des plaisanteries, des rires de filles : l’appartement d’un couple que j’ai souvent épié depuis chez Rob. Ils ne se touchent jamais, parlent beaucoup autour du bar de leur cuisine américaine. Le lundi, elle ne travaille pas, elle repasse et joue avec le chat. Quand il est en repos, il passe l’aspirateur jusque sur les appuis de fenêtre, nettoie les cadres sous leurs petites lampes et remonte des courses du Franprix.
Au premier, derrière le rideau de pots de petits suisses multicolores, un homme reproche à un autre de ne jamais faire la vaisselle, « ni le ménage d’ailleurs ». Une demi-conversation téléphonique, une fille qui regrette, mais qui, non, ne peut pas continuer ainsi.
Chacune des entités d’un couple appartient à une planète bien distincte et le désir de communion, pour parer à la solitude qui se tient tapie sous notre lit, derrière l’armoire, dans un recoin du salon, peut revêtir les plus belles apparences, il n’en est pas pour autant une garantie de réussite.
A ce propos: Catherine, Lisa, Seb (le graphiste), Philippe G (deux fois), Sylvie (maquette), Nina, Philippe (rollers), Fred L, Matthias (avant Nico), Hélène, Clovis, etc. tous divorcés après, maximum cinq ans de vie commune.
Et : Papa.
Question: Pourquoi ce calvaire de la quête de l’âme sœur?
Une réponse: Parce que les monstres sont là, qui guettent dans l’ombre.
Une autre: Ressers-toi donc un verre, ça va passer.
Notre lit, avec Rob, est une sorte de pataugeoire comme il y en a dans les piscines : carrelée de bleu, profonde de dix centimètres. L’eau qui y stagne nous imprègne, je suis sale. Quand Rob se lève, je comprends qu’il ne s’agit pas d’eau mais de notre transpiration de plusieurs mois.
J’attends: le coup de fil de Papa (et: d’en savoir plus sur la réaction de Christine, son état de santé).
J’attends le coup de fil de Laure.
Et: le résultat des négociations entre les syndicats et la direction de Method.
Je n’attends plus: le coup de fil de Rob.
Au Louvre, juste pour regarder les touristes, leur air béat d’être à Paris, en vacances. Deux Italiens me branchent, ils cherchent un restau typique. Je leur indique Le Pied de Cochon. Je n’ai pas envie. Je ne me retiens pas de pleurer sur le chemin du retour.

Dans une rame de métro, les gens sont des squelettes comme passés aux rayons X. Le conducteur annonce qu’on va être bloqués un moment entre les deux stations. Pour éviter cela, je saute en marche. Je me retrouve dans une grotte scabreuse, spacieuse, obscure, l’air est saturé en poussière. Au-dessus de moi, une grille qui doit donner dans la rue. Je suis sauvée.
- Parapharmacie;
- Fnac ou un truc dans le genre (hors samedi, mais alors quand?) pour imprimante;
- Changer de forfait mobile (cinq heures, pour quoi faire?).
Soirée mensuelle de Natacha, avec l’aide d’un exta. En taxi – pour une fois, la chance tourne méchamment – sans Rire et Chansons, et sans bavardage. Ça faisait bien deux ans que je n’y étais pas allée. J’y ai retrouvé une Natacha épaissie par l’alcool et la même ambiance tamisée ultramoderne, pas sensuel pour une cacahuète. Ils sont sept, notre hôtesse comprise, quand j’arrive (très en retard et en pleine montée). Une grande très blonde, sorte de planche à pain norvégienne est à genoux devant un chauve version Mister Clean (même le T-shirt blanc), son sexe en main et en bouche. Une brunette look lesbien, un bracelet tribal très dark encerclant un bras, lui roule des pelles et la tripote. Mon corps a déjà pris le relais de mon cerveau et je viens vers eux en nuisette et boxer transparent noir. Je vais brouter, sucer, caresser, m’empaler.
Quand on baise on ne pense pas.
C’est ce que je vais faire : ne plus penser à rien.

When the world is running down
You make the best of what's still around
When the world is running down
You make the best of what's still around
Sting When the World Is Running Down
Une réunion initiée par Carole, très préparées toutes les deux.
Carole, grasse mais teint hâlé, maquillage léger, lunettes demi-teinte Prada, manucurée (ou comment rosir la tête de dix petits boudins), jupe demi-saison bleu marine et twin-set de jeune première (une culotte Petit Bateau sur une routière des Maréchaux).
La réunion visait, elle, à requinquer l’équipe, (car, quand même, c’est la rentrée), et à éviter, j’imagine, une démoralisation générale. La même réunion a eu lieu pour chacun des titres de Method. Faut-il craindre le pire ? On nous gonflerait le moral avant une disjonction généralisée ? Le bruit court d’un rachat du groupe par un géant de l’agroalimentaire américain.
L’administrateur principal de ce groupe est un ami:
- du PDG de Method et de plusieurs rédacteurs en chef;
- des politiques (cf. qui vous savez).
Faites-moi un chèque et qu’on n’en parle plus.
Le type marchait devant moi, bien foutu, grand comme je les aime, des cheveux noirs, épais. Je n’étais pas sûre que c’était lui mais quand il est entré dans la boulangerie, je n’était pas sûre d’avoir envie de faire ce que j’allais faire. J’ai retrouvé mais réflexes quand il m’a eu reconnue, j’ai dit :
- J’ai une demi-heure, va falloir que tu fasses preuve d’ingéniosité. Et c’est maintenant ou laisse tomber.
- Pas de problème, il a fait avec un air con et macho.
A la réception de l’hôtel, il a exposé à mon attention un porte-cartes de cartes de crédit top frime (j’imagine), et a réglé, une top room 350 euros sans un regard pour l’employé. J’ai pensé: 350 euros pour quelques minutes, je devrais être impressionnée. Et: je suis une pute. Et: nan, juste en mode survie.
Laure, où es-tu ?
Rob…
Papa ne m’appelle pas. J’en éprouve un certain soulagement.

Et...

Un aparté solitaire, ce matin, comme ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. L’appétit vient en mangeant. Je retrouve, finalement, plus rapidement que je ne l’aurais cru cette envie de bad sex qui me nettoie le cerveau.

Et...

Cyril à la cafete, seul. Je le revois sur moi, son regard s’enfonçant dans le mien, son sexe dans le tréfonds de mes entrailles. L’envie me passe en une phrase. «Je vais être papa.» Je pense au capitaine de l’autre soir, sur son radeau. "La vie, tu parles d’une traversée en solitaire!"

Samedi soir

Une semaine, toujours sans nouvelles de Papa. Sondé Mado, qui n’en a pas non plus.
Ai craqué, téléphoné à Rob. Messagerie. Pas directement, après les cinq sonneries réglementaires.
Il a vu mon nom, il n’a pas décroché.
Ou : il n’avait pas son téléphone avec lui, il rappellera.
Ou : il était dans le métro, il rappellera.
Rêve, ma fille.
Je vais faire un truc que je n’ai pas fait depuis des siècle, je vais aller me montrer place Dauphine.

Plus tard

Thanks God, Laure is back. Qui me rattrape au vol comme je sors de chez moi. Allons quelque part, allons faire la fête. Elle pepstille en me glissant un quépa de coke sous la table du Flore. J’aurais préféré elle et moi, par terre autour de sa table basse, mais bon. Avec elle, un galeriste tout ce qu’il y a de plus folle assez drôle, qui se fait appeler Diablo, et parle «matière», «VIP», «extaaaase». Après un X dans un minuscule bar connoté qui m’avait jusqu’alors échappé, il devient très star, monte sur le bar, drague tout ce qui bouge, me tripote au passage. Je suis perchée, j’aime assez ça.
Surtout, j’ai oublié Dauphine.
Et: Papa.
Et: tout le reste.
Plus tard, je ne sais pas comment, on est au Gipi, je sors mon sourire numéro neuf, celui qui sensément charme même les pédés, je cherche Mathias. Merde, on ne va pas se finir au Gipi sans boire un verre avec Mathias. On m’assure qu’il n’y est pas. On me prend à part, il faudrait que je me fasse discrète, et ma copine aussi : on m’a laissée entrer parce qu’on m’a reconnue. Sous-titres : calm down, les morues.
Ni une ni deux, Laure, quand je lui raconte mon entrevue avec le chef des gorilles, retrouve son panache. Elle grimpe sur une table, enchaîne sur le bar et se retrouve, collée serrée, entre deux gogo dancers, sur un podium. C’est une reprise speed de ce tube de Boys Town Gang, sur lequel nous avons, toutes les deux, fait nos classes.
Laure est à point, elle se trémousse, lascive, contre les deux types, caresse leurs torses nus de ses cheveux, ondule des hanches. Ses yeux sont mi-clos, sa bouche entrouverte. Le public chauffe, des dizaines de mecs applaudissant au spectacle.
Hum, comme c’est bon de te voir ainsi, Laure, dépouillée et sexy comme aux premiers jours. Sur une rive lointaine, invisibles, nous avons laissé nos gamelles, la malle aux 347 culottes et mon père séropo, le flou de tes projets et ma rage de cœur. En sueur et sans préoccupation aucune, nous n’avons d’autre ambition que l’éclate.

Et...

Les ragots sont mauvais qui affirment que seuls les possibles préretraités et retraités pourraient partir. C’est pourtant bien ce qu’ils veulent, faire le ménage. Et je ne vois pas comment ils pourraient retenir ceux qui déjà ont prévu l’après.
Nouveau RDV avec la DRH demain.
Laure quittera la France, début décembre. Je sais donc où mon voyage s’achèvera. Dernier billet : Sydney-Paris. Tripant. Après quoi j’écrirai du pepstillant.
Haut les cœurs. Si je n’y crois pas, qui d’autre?

Et...

Devant les RH en descente d’exta. Suante, tremblante, déprimée. Plus j’étais minable, plus le film tournait devant moi: ils avaient appelé les hommes en blanc, ils me «délocaliseraient» en HP. Au début, ça me faisait rire intérieurement. Et puis un regard torve, une messe basse, et toute cette assemblée comme à un oral fondamental. Pardonnez-moi mon dieu, car je n’ai pas révisé.
Pardonnez-moi mon dieu, car je n’ai rien préparé.
Je me voyais déjà en cellule capitonnée, injectée de somnifères.
S’ils ne me laissent pas partir, je meurs.

Plus tard

Natacha me propose d’être «l’objet», pour une de ces soirées d’anniversaire qu’elle organise. Voilà exactement ce qu’il me faut: du cul, du vide. Je me pointe donc, à Trocadero, appart de standing au cinquième, vue dégagée et tapis épais. La femme qui se fait appeler Armelle (mais j’ai vu sur un courrier que ce n’était pas son prénom), me reçoit en imper de cuir long et noir, et escarpins. Dans le salon, elle dit: «C’est notre troisième anniversaire de mariage, et j’ai tellement peur de tomber dans la routine.» Nous sniffons une cocaïne qui s’avèrera mauvaise, le truc à vous casser les dents tellement vous serrez les mâchoires. Armelle fait dans l’investissement pétrolier, son type, Erwan, est médecin. Elle dit: «On va commencer sans lui.»
Quand je faisais des soirées anniversaire avec ou pour Natacha, à l’époque, ma hantise, c’était ça : faire l’objet pour un couple à la con. On dit « faire l’objet » pour pouvoir rester dans un champ sémantique cul. A la vérité « faire guignol » serait plus juste. C’est en général à mourir d’ennui car ce sont des couples qui ont zéro libido et ont l’impression, parce qu’ils franchissent un interdit, qu’ils vont d’un coup se transformer en bêtes sensuelles et baiser jusqu’à la mort. (Il n’y a qu’à voir le paquet de coke que s’envoie Armelle.) Mais ça fait passer le temps, c’est mieux que de glauquer entre deux Xanax.
Elle est en catsuit, sous l’imper (elle a décidément mis le paquet), et bon, je me dis, maintenant que j’y suis… Je la caresse, le contact du latex me fait frémir comme à chaque fois. Nous sommes sur les tapis du salon, elle dit: «J’aurais dû être lesbienne», et elle se laisse tripoter par-dessus la combinaison. Ses seins pointent, elle n’est pas désagréable à toucher. Bruit de clés et porte qui claque. Je demande, en référence à ses explications préliminaires : « Tu n’es pas sensée jouer les dominatrice?» Elle dit: «Viens là» Elle m’écarte les cuisses avec une douceur inattendue, glisse sa main sous le string et m’enfonce plusieurs doigts. Ça me calme. Et quand son type entre, il nous voit ainsi, par terre, il en avalerait presque sa clope.
Opération 1, «surprendre son mec», réussie.
Le type qu’elle appelle «mon loup», a l’étincelle dans l’œil, il se déshabille en deux temps trois mouvements, en traitant sa femme de noms d’oiseaux qui ont l’air de l’émoustiller. Elle y va de bon cœur, me doigte en commentant pour son mari à quel point je suis salope et qu’il va se régaler. «Mon loup» est à point, semble-t-il, il souffle comme un bœuf à genoux à côté d’Armelle, ses mains se trimballent tantôt sur l’une tantôt sur l’autre. J’ai du mal à rester concentrée depuis qu’il est là. C’est peut-être sa pilosité qui me rappelle Rob, un duvet épais sur le torse, un début de barbe dur, meurtrissant. Il devrait me faire envie, il me laisse juste songeuse. Je ne mouille plus (ça peut être un effet secondaire de la C), je le sens au contact des doigts d’Armelle qu’elle doit humidifier de salive. Je me dis : aller, un petit effort, juste le temps de se remettre dedans. Mais je n’y arrive plus. Je joue le jeu, je l’ai déjà tellement fait.
Marchant jusqu’au métro, la tour Eiffel pour témoin, je pense à Christine.
Et: au virus que je n’ai pas (encore) contracté (crois-je).
Et: à ce pote de Nico qui, séropositif, ne baisait que sans capote.


Ted: I’m so tired, my mind is on the blink.
Bill: I wonder should I give up and fix myself up.

2h40

L’idée obsessionnelle de cette nuit: il faut que je fasse le test mais je meure rien qu’à l’idée de le faire. Tourne dans ma tête cet Argentin qui avait filé 200 euros au taximan pour qu’il nous laisse cinq minutes. Pas de capote, trop excités. Et ce footballeur de l’équipe de Lyon à la soirée de Nora; la partie à trois improvisée et cokée avec Aurélie et son mec de l’époque. Pas que ce soit une règle mais comment faire autrement quand ça se présente et que votre dernier préservatif («Merde, j’étais sûre d’en avoir remis dans mon sac») est percé, trop serré, tombé dans le caniveau?

C’est pire que ce que je croyais. La dernière fois que j’étais sûre d’être séronégative, c’était il y a plus de deux ans. Il s’en est percé des capotes depuis.
Je vais mourir d’angoisse.

J’ai une peau dégueulasse, je tousse comme un vieux diesel.

Et...

Aurélie, mon exacte opposée, au top, bronzée, décolleté discret, visage reposé. Elle m’évite: sur les consignes de Philippe G?
Les filles de la DRH me garantissent qu’elles m’ont trouvée très bien lors de ma dernière prestation. «Un peu tendue, peut-être, mais qui ne l’est pas en ce moment.»
Selon elles, radio Moquette est sur le point de disjoncter sous la pression de dizaines de ragots tous plus invraisemblables les uns que les autres.

Le bureau de Carole est fermé, éteint. Béa ne prend même plus la peine de sauver les apparences.
J’ai vomi ce matin. Béa: «T’es pas enceinte au moins?» Moi: «C’est ma manière d’être solidaire avec toutes les anorexiques de cette boîte.»
Il faut que je fasse le test, je n’aurais pas de répit autrement.
Je pense: vacances avec Laure loin d’eux.
Et: pepstillant.
Et: Tu ne vas pas encore tout gâcher.

Je suis sur le point de décrocher mon téléphone pour prendre rendez-vous au labo quand mon mobile sonne. Cette sonnerie.
Mon père a son ton «je vais bien, tout va bien», qui décline les éléments de sa nouvelle vie comme on décrit les pièces d’une nouvelle maison. Il entre dans une existence solitaire, avec appartement pas loin de chez Christine (ils continuent de se voir, la séparation est «surtout symbolique»). L’équipe médicale qui l’entoure est «dynamique et souriante», le traitement «pas si contraignant que ça». Dans deux minutes il me dit que la séropositivité, c’est en fait tout ce dont il a toujours rêvé. Son sacro-saint optimisme. Son je-me-cache-donc-tu-ne-me-vois-pas.
La conversation dure peut-être dix minutes au cours desquelles il ne manifeste aucune tristesse. Il parle, avec nonchalance. Il pourrait aussi bien être en train de me raconter le dernier salon du polar où il est allé, ou la dernière BD intelligente qu’il a lue.
Ce même ton qu’une semaine après le Chariot ailé, alors que nous étions en tête à tête au Bistrot Beauboug. Cahier 14:
«Il est quinze heures passées. Sur la banquette, côte à côte, un vieux couple. Lui suçote plus qu’il mâche ses aliments, et on devine que ça agace sa bonne femme qui lui jette des regards de travers et des moues pincées. Papa dit : “Tu n’aurais pas voulu qu’on finisse comme ça, ta mère et moi?” Il me parle comme si j’avais huit ans et que je venais de lui redemander un tour de manège. Il est presque gai.
Moi, agacée: "Où veux-tu en venir au juste, Papa?"
«Ensuite, son éternelle litanie que rien n’est si grave, au fond, qu’on doive se mettre la tête à l’envers.
«Facile, Papa. Facile pour toi, moine zen dans une autre vie, coureur de jupons dans celle-ci. Pas que je te jette la pierre (je voudrais bien, mais faut être un minimum raccord), mais c’est quand même Maman qui trinque. Je comprends tout sauf ça, ton espèce de zenitude ever.»
En fait de zenitude, une fuite totale et absolue jusque de soi-même, et un refuge dans un égoïsme parfaitement cloisonné.
Le coup de fil de tout à l’heure a achevé de m’en convaincre.

Le premier qui me dit que je ressemble à mon père est mort.
Ted: Would you like to use my loaded gun, Billy?
Bill: You really care, Ted, don’t you?

Et...

Chic dans le couloir avec une fille très jeune, genre hackeuse-skateuse baggy, couettes et piercings. Plus tard, il passe seul fumer un joint. Il est en fixe pour une boîte d’informatique, et se frotte les mains quand il dit son salaire. Avec sa «poupée», «ça peut le faire», la seule jusqu’ici qui lui mette sa claque à la «PS» et «à la bière». Il demande: «Et toi, t’en es où avec ton DJ?» Un ange passe. Je dis: «Si tu as à fumer, je suis preneuse.»
Et: «J’envisage de déménager en début d’année prochaine.»
Je dis ça comme une provocation. Il m’énerve avec sa gadji et ses questions cons.
Laure, plus tard, toute excitée de l’avancement de ses projets. J’en ai assez entendu entre mon père et Chic, je me mets en pilotage automatique, headnodding time, j’applaudis quand c’est le moment, retiens juste les dates qui peuvent me concerner si je veux faire un saut chez Laura.
Laure pense que je devrais rappeler Rob. Elle pense qu’un grain de sable s’est glissé dans la mécanique de notre relation (merde, on dirait du Cosmo). «Tu te rends compte si j’ai raison.» Elle ajoute: «On se retrouverait tous sur une plage australienne.»

Demain prise de sang.

3h40
Certaines personnes n’attrapent pas le virus. Elles peuvent copuler à se fendre le sexe, se frotter à tout ce qui bouge, elles ne seront pas positives. A l’inverse, on a vu des infirmières frôlées par une aiguille infectée, qui n’avaient pas été sauvées bien qu’on leur eût inoculé un traitement en urgence.
Entre ces deux extrêmes, la vaste majorité des humains.
Entre ces deux extrêmes, moi.
J’ai pensé: «Si je l’ai, je baise jusqu’à en mourir. Jusqu’à n’être plus qu’une loque errant au petit matin sur les trottoirs vides après s’être fait enfiler par des dizaines de queues.»
Et: «Je reséduis Lex, et je le lui refile.»
Et: «Je prends un bungalow à Samui, j’entretiens une correspondance avec Papa; le premier qui meurt a gagné.»

4h29
Autre scénario : j’ai le virus, je touche le pactole de Method, je pars dans le vaste monde tel le conquistador jadis. Mais comme le vaste monde ne semble pas vouloir de moi (24 cahiers peuvent en témoigner), je distribue la mort, princesse obscure, ange noir, je rejoins Satan dans sa chute, à jamais.
Je déconne, merde, j’écris n’importe quoi.

19h33
«Vous n’êtes pas contaminée.» C’est ce qu’a dit la docteur Jenesaisquoi du centre de dépistage après avoir ouvert l’enveloppe. J’en suis restée abasourdie sur ma chaise. «Ça vous étonne?» «Non, c’est pas ça.» Elle en a profité pour me refiler le lot réglementaire de conseils avisés et de préservatifs. Pour un peu je lui aurais dit: «T’en fais pas, maman, je ferai tout comme il faut.» Pour un peu, j’aurais appelé ma propre mère juste pour le plaisir d’entendre sa voix.
Plus tard tout est allé beaucoup moins bien (un effet boomerang, j’imagine). Sortant du métro, à Parmentier, j’ai les jambes qui flanchent, peut-être une chute de tension, des étoiles dans les yeux. J’ai chaud, je demande de l’aide. Au guichet RATP, on refuse de m’ouvrir : « C’est la consigne », dit un homme sans lever les yeux. Autour de moi, on discute, on veut appeler les pompiers, le Samu. Je ne suis pas en état de protester contre quoi que ce soit.
Si je ne me savais pas négative, je crois que je mourrais de peur sur-le-champ.
Des pompiers débarquent à pied de la caserne voisine. Ils ne peuvent rien faire d’autre que me conduire aux urgences de Saint-Louis, n’ont pas de médecin « sous la main ». Ben voyons, et j’attends trois heures et demie pour qu’on prenne ma tension et qu’on me donne de l’aspirine. Je dis : « Ça va aller. » Et c’est alors que ça se produit. C’est comme si je pissais sous moi – pire : comme si tout mon corps pissait sous moi. Je suis trempée des pieds à la tête et sur les marches du métro où je suis assise, dégouline un liquide non identifié dont je suis la source. Personne n’a l’air de le remarquer. Je dis en sortant mon mobile : « J’habite juste à côté. » J’ajoute avec l’air de plaisanter : « Je devrais m’en sortir indemne. » Ils discutent entre eux, on me fait signer une décharge.
Une fois seule, j’imagine la tâche. « Un grand moment de solitude », comme aurait dit Fredouille, un journaliste avec qui je bossais à Courrier. Rien d’autre à faire, il faut se lever, et marcher. Une rame quitte la station, je compte une première fois, une seconde ; la troisième fois, pile à quatre-vingts secondes, soit le temps pour les derniers usagers d’évacuer le quai, je noue ma veste Chipie autour de ma taille, je cale la hanse de mon sac, et du pas le plus assuré possible, je monte un escalier ; (ça fait flic flac dans mes Converse) ; puis un autre; (mon jean colle jusqu’à mi-mollets); je remonte le boulevard Parmentier; (j’aurais au moins eu la sensation de perdre les eaux); si je speede, je traverse avant le vert; (je me suis pissée dessus, quoi d’autre?); faudrait pas que je croise Chic…
Pour finir, je ne me suis pas pissée dessus. Je l’écris gros et gras, je le claironne: je ne sais pas ce que j’ai eu, je sais juste que j’ai dégouliné des centilitres de sueur. Rassurant au niveau de l’ego. Ouais.
Impressionnant, aussi.
Impressionnant à quel point ça devait me travailler, cette histoire de séropositivité.

Les chiffres de vente placent Glitter bon dernier des publications de Method sur le dernier trimestre. Notre arrêt de mort dit radio Moquette. Qui ne me tire aucune larme.

Ensuite

Après-midi shopping avec Béa, qui a, en fait, immédiatement bifurqué vers le Louvre. La dernière fois qu’on a bu quelques verres, je me suis un peu (trop) laissé aller, je lui ai raconté les musées (bon, vraiment que les musées): «l’appât-amorce-ferrage-et-prise en une leçon» (cf. cahier 22?). Depuis, elle m’en rebat les oreilles. J’ai dit OK, de toute façon, je m’étais grillée toute seule et Béa n’est pas une sainte-nitouche. Je lui ai donc fait une démo vite fait (juste la première étape), avec un Francophone (peut-être un Suisse), 35 ans, cravate et trois-pièces, le genre qui profite d’une heure entre deux rendez-vous pour inscrire une culturalité à la rubrique choses faites de son palm. Il mord à l’hameçon en deux œillades, il est mûr après une salle et demie, mais je le laisse là. «Faut avoir un certain aplomb,» dit ensuite Béa. Faut aimer ça. «Et pas avoir peur de se faire jeter.» Ça n’arrive pas: si on appâte, on prend.
J’en dis le moins possible.
J’en dis déjà trop.

Je ne vomis plus, je prends des vitamines, des jus. Je vais bien.

«Bon, pas pour longtemps», menace l’enfoiré qui me sert de marionnettiste.

Papa très évasif. Il refuse de parler des «changements» et de sa «nouvelle vie», à Mado et à Maman. «Non, non, elles ont bien le temps.» Puis plus tard, toujours avec son air «je ne souffre pas vraiment, il ne faut rien exagérer»: «Un jour on en guérira. Ce jour-là, je leur dirai.» Et moi, je suis sensée porter ça toute seule?

Dîner au restau du Rond-Point (au moins ai-je échappé à la pièce), avec Mado et son maître-amant Milo. Intéressant personnage. Pas du genre à me passionner avec ses considérations qui se veulent pleines d’esprit sur tout et rien, et s’émaillent d’anecdotes théâtreuses, mais l’homme est galant, soucieux du bien-être de ma sœur, et par effet rebond, du mien. En échange de quoi, nous sommes censées jouer notre rôle de public, donner la réplique – ce que fait très adroitement ma sœur. Dans leur genre, ils forment un couple parfait.
L’endroit hésite entre une cantine de standing bruyante et un bar américain, effets de lumières et claquement des glaçons dans un shaker. On s’embrasse, on se reconnaît. A plusieurs reprises, on salue Milo. Et à chaque fois, il explique sans fin les connections qui font que ces deux-ci, ces trois-là, ont monté ensemble «une pièce tout à fait étonnante». Mado est tout sourire, docile et ronronnante, qui ouvre de grands yeux, bois les paroles du maître et glousse d’un rire adolescent. Pour ma part, il y a déjà un moment que je suis en mode economy.
Un verre, pour finir, avec Pierre (comprenez: Richard), le Grand Blond, etc. L’antithèse de Milo: un homme discret, drôle malgré lui, d’une classe folle sous son air ailleurs. Un Anglais, qui fait ses lumières, l’accompagne. Il joue avec un médiator en fumant, il a l’air de se faire encore plus chier que moi. J’envisage de nous détourner tous les deux de cette effervescence de salon pour une effervescence façon «libidineux spectacle vivant». Mais il me coupe l’herbe sous le pied en disparaissant avec son talkie-walkie comme s’il y avait la guerre dehors.
Alors qu’il n’y a même pas de taxi.

Ensuite

La RH voudrait effectivement voir partir les plus anciens et les plus récents. Priorité leur serait donnée. Et moi, toujours en plein dans le milieu, je fais quoi?
Sur une chaîne du câble, Dixie, la fameuse Dixie, celle que l’on n’affuble pas d’un nom de famille à l’instar de Coco ou Colette (mais aussi Carlos, et Loana). Une fille lookée speakerine moderne, jolie et lisse, l’interroge sur son «concept de complexe multiforme et beauté ». Je passe sur tout le délire «soin fraîcheur des bois, une journée d’été » (comprenez «nettoyage de peau») et «chaleur de l’âtre après la neige» (ou: le combiné sauna douche froide). Dixie joue parfaitement son rôle de femme d’affaires moderne, belle, séduisante, les dents qui déchirent son joli petit tailleur grenat. Avec un rien du mystère asiatique en prime, une moue, un geste dansant de la main. J’imagine Carole, en coulisse, en plein orgasme devant la réussite de sa maîtresse.

Coup de fil de Papa, à trois heures et quelques du matin. Moi, à la fois enfumée et affolée, quoi que je comprends très vite qu’il n’est pas dans son état normal – peut-être une réaction aux médocs, ou trop d’alcool alors qu’il n’en faudrait pas du tout. Quand finalement je comprends qu’on est parti pour un moment dans ses délires, et qu’il me faudra juste être patiente jusqu’à ce que ma batterie lâche, je me mets en pilotage automatique. On passe par la fin de leur relation avec Maman (je court-circuite : «Papa, je t’ai déjà dit, ça ne me regarde pas»), sa rencontre avec Christine, ses regrets de ne pas avoir eu l’esprit entreprenant pour autre chose que le cul.
Puis la révélation. «Il faut que je le dise.» Et: «Il n’y a qu’à toi que je peux le dire.» Ça fait deux ans qu’il baise régulièrement sans capote. Avec certaines habituelles, mais d’autres aussi. Suivent des détails, des justifications, des enfonçages de portes ouvertes (« On n’est plus soi-même quand on arrive à ce genre d’extrémités »), le tout verrouillé d’une mauvaise foi forte d’une bonne cinquantaine d’années d’expérience.
Je pense: Tout ça me dégoûte, Papa.
Et: Et Christine?
Je joue machinalement avec ma bague en argent balinaise (il parle), je me vois le gifler, des allers-retours : un pour chaque fois que, sous prétexte de complicité, tu m’as pris en otage de tes névroses; un pour Christine (il parle); un pour ma mère. Sans oublier: un pour ta connerie et un pour ton égoïsme (il parle). Et: deux ou trois juste pour le plaisir.
Ma bague rebondit sur la moquette, roule sous le lit. Je coupe la communication sans préambule et éteint mon téléphone.
Il s’est tu, et, je me dis que je pourrai bien en éprouver, finalement, un certain soulagement.

I light another cigarette
Learn to forget, learn to forget
Learn to forget, learn to forget
The Doors

La rumeur était juste: les derniers arrivés et les vieux. Plus quelques privilégiés comme le directeur de la rédaction des masculins sports.
Et moi, le bec dans l’eau, prise au piège de Method.
L’adjointe de la RH a dit: «Désolée Louise-Nathalie», et je me suis vue en petite souris, prisonnière d’une confortable boîte avec fromage à gogo et litière renouvelée chaque jour. Elle a ajouté sur le ton d’un secret complice: «En même temps, je ne me fais pas de souci pour toi.» C’était pour être gentille, je sais, mais j’ai eu envie de la torturer jusqu’à ce que ses yeux sortent de leur orbite dans des flots de sang.
Dixit une déléguée CGT, la direction aurait opté pour une politique qui «ne sanctionne pas», favorisant un mouvement interne : genre Louna, tu peux y croire, tu ne feras pas le tour du monde mais ça va bouger pour toi.
Dixit Béa, j’aurais dû abuser de mes relations avec Aurélie. C’est vrai, elle me l’a dit, répété, rabâché, mais merde, je ne vais pas réchauffer mes vieilles coucheries pour des histoires de taf.
Bien sûr, je pepstillerai, le moment venu, sans le sponsor de Method.
Résous-toi, le ciel ne t’aidera pas.

Ensuite

Carole s’en va.
C’est toujours ça.
(Rimes pauvres pour une pauvre vie.)

D’abord un pot à Method, pour le départ de certains – dont Nana. Difficile de le boycotter, et de toute façon, en dix minutes, et trois flûtes, je suis pétée. Ça se poursuivit en effectif réduit et beaucoup plus hardcore dans une sorte de rade clandestin (un appart sur le boulevard Saint-Michel) technoïde, puis dans un autre de filles, rue Keller. Je suis maintenant beurrée comme un petit Lu. Béa me vole mon portable car je menace d’appeler Rob pour l’insulter. Et : d’appeler mon père pour l’insulter. Nana fait tourner des traits. On va ainsi jusqu’au matin et quand je me réveille, je suis à moitié nue sur un canapé et y a quatre autres filles, dont Nana, qui roupillent autour de moi toutes plus ou moins à poil. Je ne me souviens de rien, je ne sais même pas où je suis.
L’option croissant-aspirine n’est pas comprise, je saute dans mes Marc, je me casse de là sans connaître la fin de l’histoire.

Lucky me, it's saturday

Béa ayant gardé mon portable, j’ai loupé le message du samedi matin de Maman. Devant un thé Mariage, Béa me raconte sa fin de soirée avec une petite nénette «toute douce et toute paumée», « exactement le truc à éviter ». Béa a récemment découvert les femmes. Sans conviction, il semblerait : elle a plutôt tendance à se laisser embarquer dans des histoires, «parce que c’est facile», mais ne les cherche pas vraiment. Pour moi, aussi, un échappatoire?

Finalement, au Père tranquille, Maman me déballe dans les plus infimes recoins et comme s’il s’agissait du scoop de la saison, ses soupçons sur Mado, qu’elle croit (et elle a certainement raison) entretenue par son Milo. «Ses économies ne lui serviraient pas d’argent de poche avec le rythme de vie qu’ils ont.» Mado a une vie de jet-setteuse, aux dernières nouvelles (Maman en rajoute certainement mais le sens y est). Elle s’interrompt au milieu d’une phrase pour me demander: «Ton père, il n’est pas un peu étrange, en ce moment?»
Et pour longtemps, tu peux me croire.
Elle a son petit air, non plus de Maman contrariée, mais de femme triste. Je la regarde ; un instant, je crois voir, le fond de son âme, là où naissent les racines de la tristesse. Elle se cache derrière la carte des cocktails, éponge ses yeux. Et c’est comme si elle m’apparaissait soudain, comme si je ne l’avais pas vue depuis des années. Je ne vois plus cet incontournable à qui je suis chevillée, mal gré, mais une femme, pour ainsi dire inconnue, ignorée, réfugiée derrière son quotidien. « Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose, tu comprends ? » C’est à peine si je reconnais sa voix, un vibrato d’émotions ravalées. Des larmes mouillent le coin de ses yeux, et je songe: cette femme, ma mère, je ne l’ai pour ainsi dire jamais vue pleurer ces trente-trois dernières années. Encore un de mes kleenex imprimés. Maman a déjà embrayé sur autre chose – un DVD type «Envoyé spécial», la saison de spectacles qui a démarré, que sais-je. Pas qu’elle n’y pense plus si j’en crois le pli entre ses yeux, mais quelque chose la tient droite, l’empêche de dégringoler. J’ai envie de lui dire: t’en fais pas Maman. Au lieu de quoi, je lui prends la main, et j’écoute, sincèrement, sa critique du dernier spectacle qu’elle a vu avec Pierre.
Je la trouve touchante. Je la trouve courageuse.
Deux adjectifs que je n’aurais pas cru pouvoir donner à ma mère.

Chic a rejoint aujourd’hui la confrérie des types qui sont meilleurs avant que pendant et/ou après. Enfin voila, c’est fait. Je sortais de la douche, peut-être que c’est ça qui l’a décidé, quand il a sonné. Il est rentré, il a roulé, on a fumé. Il avait envie de parler et il faisait bon, vautrés sur le tapis du salon dans le soleil couchant. Je venais de m’autoconsommer, je n’y pensais même pas. De sorte que j’ai sursauté quand le bout de ses doigts m’a caressé la nuque, les tentacules de mon octopussy, puis le galbe de mes seins nus sous la tunique. J’ai pensé : c’est maintenant qu’il se décide. J’ai dû faire un demi-effort de concentration pour me mettre dans le bain. C’est vrai, depuis le temps qu’on jouait à «je te veux, moi non plus» tous les deux, il n’aurait pas fallu que je loupe le coche.
J’ai fermé les yeux et me suis laissée glisser contre lui dans cet état d’esprit. Ses doigts et surtout le parfum de sa chair ont eu tôt fait de réveiller mon volcan. Je me voyais déjà criant, m’agitant, vidant mon trop-plein de désir pour lui. Même pas, mon gars. Un tout petit orgasme que je suis allée chercher dans un de mes recoins secrets (heureusement que j’ai encore quelques recours), et tof, terminé, over, «désolé Louna, je suis pas en forme».
Ouais.
Comme ça, c’est fait.
Fulgurants désirs qui meurent en pipi de chat. Ainsi (aussi) va le sexe.

Rectificatif: Carole ne s’en va pas, elle quitte le moribond Glitter pour un poste de directrice de la rédaction – on n’en sait pas plus pour l’instant. Ce que je sais, moi, c’est qu’une photo dans Voici au bras d’une VIP (Dixie) assure à quiconque (je veux dire, jusqu’à la dernière des connasses) un pont d’or dans l’univers du « qui fréquente qui » qu’est Method. Je ne veux en rien diminuer les capacités professionnelles de Carole (les chiffres le font bien mieux que moi), juste pointer du doigt les mécanismes du premier groupe de presse hexagonal.

Good bye Lenin avec Béa. La première heure passe à peu près, mais les signaux ne tardent pas à émettre leur cri: attention, film culte. La photo devient exaspérante de djeunisme. C’est là que je décroche.

Le Pep’s retardé. Coup de fil (cependant sympa) de Géraldine, l’assistante de Lucie Pierre. Le numéro zéro se fera non plus en février mais en mars. A ce rythme-là, et connaissant les problèmes d’un lancement, on n’en verra pas la couleur avant la fin du printemps (pour un lancement à la rentrée prochaine, probablement). Bizarrement – peut-être m’y attendais-je, je m’en fous. Géraldine me propose des collaborations sur des dossiers pour d’autres titres, du type : shopping nocturne à petits prix, les bons plans pro pour se faire belle en musique (Dixie doit bien avoir quelques collègues qui traquent le comédon sur de la funky music et prennent la carte jeune), etc.
A Method, je ne sais toujours pas à quelle sauce je vais être mangée. La docu et l’icono de Glitter quittent la maison les poches pleines et le cœur léger.

Vague conversation avec Papa, en fait, le minimum pour ne pas couper les ponts. On verra ça plus tard.

Jeudi

Laure, ma très chère, comme je suis impatiente de pouvoir t’en dire plus. Tu avais raison, fillette. Prosternation, total respect.
J’en ai fait tomber mon téléphone dans le caniveau. Un message de Rob. Il aurait préféré me parler en direct (moi aussi, j’ai pensé). Il a un air distant au début mais finalement, il raccroche en me disant: «Je serai content de te voir.»
Demain, si tout va bien, je planerais dans le top de la vie Cosmo, te bénissant, ma chère Laure, les doigts dans la tignasse de Rob.
Ted: Here comes the sun king.
Bill: I want you so bad.

Vendredi

20h45
Jupe longue cintrée Copain-Copine, le haut Biche de Berre que m’a offert Laure, pas de bijoux voyants, un maquillage léger. Discrétion. Pas les pieds dans le plat comme d’habitude.

(23h22)
Plus 50 points pour moi. Je ne sais pas comment ça m’a pris. On avait bu un verre et un deuxième, tout tranquilles, à se tourner autour gentiment. J’étais à ça de le supplier de rester avec moi (il avait un set à l’autre bout de Paris), j’ai pourtant pris un air décontracté, tranquille. «J’ai eu une semaine tuante», j’ai dit en consultant négligemment mon portable. Il pouvait aussi bien croire que je me foutais pas mal de ses histoires, ou que j’allais, dès qu’il aurait levé le camp, téléphoner tous azimuts pour le remplacer. Je me suis levée. Et là : «Je t’appelle», il a dit plus qu’il n’a demandé. Et mieux : il s’est levé, il m’a embrassé sur la joue.
Un baiser qui m’a fait frémir.

Samedi

Douce attente. Ce matin, je cleane chez moi, avec Babylon by Bus. Dans le miroir de l’entrée, découvert et brillant de propreté, je souris. Je ne sais pas depuis combien de temps je n’ai pas souri ainsi.
Je plane à deux mille.

Dimanche

23h15
Rob dit: Je ne veux plus te quitter, je veux être ton ombre.
Il me caresse les seins. Nous avons joui ensemble.
Je ne dis rien, je profite de ses lèvres qui se posent sur mon épaule.
Je suis heureuse.

Jeudi

Oui, ça va un peu vite, on a du mal à se lâcher. Il vient me chercher à Method, je le retrouve dans un bar, on traîne, on s’aime. Je ne dis toujours rien à ses mots doux. Comme la glace qu’on avait mangée chez Bertillon avant la soirée catastrophe, je déguste mon bonheur avec un sourire bouclier.
Décommandé la soirée de Natacha « Hot, before winter. » Avec soulagement.
Un mail de Chloé qui s’intéresse (sujet apparent) à mon devenir – comprendre, en sujet réel, les mouvements en interne à Method sur le mode «savoir ce qui se trame chez l’adversaire». «Il faut qu’on déjeune» et «bisous, bisous, je t’appelle.» Ce qui me laisse de la marge.

Samedi

12h14
Rob en route pour Rennes. Nous nous sommes quittés sur le quai comme si nous ne devions plus nous voir avant des mois. Ou : comme si la jungle, la guerre, l’hyperespace allaient nous séparer pour toujours. Des larmes, des embrassades, des promesses. J’étais à ça de craquer, de monter dans le train pour continuer notre nuit, ne plus nous séparer, jamais.
Mais je l’ai pas fait. (Eh! Eh!)

Dimanche matin

Dans la nuit : nous sommes sur le point de fêter nos dix ans de vie commune, Rob et moi, quand il m’annonce qu’il me quitte pour une autre. Il a l’air tellement heureux et apaisé que je ne trouve rien à dire. Il m’assure: «Ce n’est pas contre toi.»
En me réveillant, je suis en nage. Un instant, je ne sais plus où je suis. J’allume, je regarde les murs désormais vierges de ma chambre, l’étagère des livres rescapés, la photo de cette plage de Kuala encadrée. Je pense : je devrais remettre un peu de vie là-dedans. Je pense: j’appelle Rob, il me dira, lui, qu’il ne m’a pas quittée. Et: un pétard.
Je me rendors, finalement, sans stupéfiant ni mauvaise pensée, je dors paisiblement, les cauchemars doivent être oubliés.

Plus tard
Ce soir-là, chez VR, Rob était à des kilomètres d’imaginer ce qui se tramait sous le bar. Il prenait un verre avec un client potentiel. Une première, dans son genre. Un type d’une boîte d’événementiel à la solde d’un groupe d’assurance américain, qui envisageait d’organiser des soirées, comme cela se fait, pour ses cadres. Au départ, Rob aurait mixé «en Europe», il s’agissait d’établir une « continuité d’image artistique », et pour cela on le mettrait sous contrat. Bénéfice de l’opération pour Rob : du cash, beaucoup de cash. Mais le type n’avait pas achevé son speech que mon adoré s’endormait à moitié au fond de son fauteuil (il en avait renversé sa bière sur son jean). Ce genre de bar, de quartier, ça ne lui va pas et il ne se sentait pas de faire l’effort. Et puis le « le mec, en soi, c’est un concept : costume sur T-shirt à manches longues, décontracté mais élégant, gentleman moderne, aligne tes cartes de crédit plutôt que tes neurones… Alors quand je t’ai vue…»
Oh oui, Lollipop, redis-le-moi tu as flashé, tu me voulais, tu m’aimais déjà.
Vingt-six heures de séparation, et déjà tu me manques.

Si je voulais être certaine…
Un coup de fil de Nico, plein de sollicitude (le fameux «j’ai pensé à toi» à tout bout de champ) pour finalement aboutir à : «T’as toujours ton plan dans le XVIIe?» Sous-titrage: Je suis retombé dedans mais mon dealer a pris des vacances. Moi, menteuse comme une esthéticienne: «Quel dommage, j’ai jeté le numéro d’un type que j’avais rencontré au Gipi. Tu aurais a-do-ré sa came. » Olé, première banderille. Suivi immédiatement par une seconde : « En plus, il ressemblait au chanteur de Depech Mode – comment il s’appelle déjà ? » C’est la forme, je poursuis: «Tu as vu que Mathias va ouvrir une autre boîte dans le Marais?» Et fais mouche. Il me rappelle vite, promis.
J’aurais la paix au moins six mois.

Maman et Mado pour le thé. Je ne me souviens pas de la dernière fois que Maman est venue autrement qu’en coup de vent. Elles discutent de leurs expériences de spectatrices respectives – monologuent, plutôt, mais ça a l’air de leur convenir: elles s’enthousiasment, enchaînent avec des «c’est comme l’autre soir au Marigny (Palais des Congrès, Odéon), concluent que vraiment il n’y a rien de mieux que le spectacle vivant.
Depuis l’épisode forces de l’ordre, pendant la canicule, les Russes se tiennent tranquilles. Je ne suis pas sûr que lui soit toujours là. Elle sort parfois sur leur terrasse pour y étendre du linge, et l’on entend alors une musique chantée avec des guitares qui font penser à du flamenco. Je ne l’avais pas regardée jusqu’à présent : c’est une femme très jeune mais déjà grosse avec pourtant une certaine grâce dans les déplacements, comme si elle dansait le moon-walk pour aller jusqu’à son étendoir.

Déjeuner de deux heures avec Muriel, pigiste, avec qui je vais faire un sujet sur les esthéticiennes pour un des mags piloté par Lucie Pierre. Bon contact, elle parle beaucoup, ça m’évite de faire trop d’effort. Je me mets en pilotage automatique, je pioche ce qu’il faut. A côté de ça, elle est plutôt sympa, pas chichiteuse (d’ailleurs, elle est superbronzée mais n’a pas sorti le chemisier blanc ou le débardeur jaune, on l’en remercie).
Au bureau, je fais comme Rob a dit, je ferme mes oreilles, je fais mes recherches pour Lucie, je joue à des jeux à la con sur Internet, je téléphone à Maman, je délègue tout ce que je peux.

23h43
Pauvre Rob, logé dans son Formule 1 au cœur d’une zone industrielle bretonne. Il doit se demander s’il n’aurait pas mieux fait d’accepter la proposition du «concept», au V.R.
C’est lundi, relâche, il a encore une date demain. Le tout dans des bars «sympas, mais pas le feu». «Il faut que je joue, Louna, je ne peux pas rester sans jouer. » Et : «Je finirai bien par avoir suffisamment de grosses soirées pour que ça assure.» Il n’y a pas un an, il faisait un de ces boulots débiles – opérateur téléphonique pour un provider, le mec qui t’appelle juste quand il faut pas pour te proposer « un meilleur forfait», «des options sur-mesure » - un emmerdeur. «T’as fait du chemin», je roucoule. «Je ne vais pas m’arrêter là», il transforme.
Je le crois.

Mardi

Quelle surprise pour Rob quand, après des heures de baise en tête à tête, il a compris que nous n’étions pas, chez Queen Lol, dans une simple soirée. «Ça ne me faisait même pas bander. J’étais limite de me casser de là, de te planter.
- C’est pas ce que tu as fait.
- Après je me suis pris au jeu.»
Un sourire dans la voix, puis, sérieux : «Je ne le referais pour rien au monde, si c’est ta prochaine question.»
Le chapitre est clos. Et Rob sera là demain.

Un peu de drogue, et nous voici reparties, Laure et moi, comme si nous avions dix-huit ans, sur des envolées de vie nouvelle à l’autre bout de la terre.
Elle: «C’est toi qui plaques Method (je viens de lui annoncer la nouvelle). Tu les plaques, tu fais un bon break et tu nous rejoins chez Laura.
- On ouvre une pâtisserie.
- Avec des expos.
- Plein de sorte de vodka.
- Et des backroom.»
Je tape dans la main qu’elle me tend. On est pliées de rire sur son tapis. J’ai une pensée pour mon père avant de chanter, repris aussitôt par Laure : «I’m free to do what I want any old time .»

L’iceberg sur lequel nous nous tenons dérive doucement sur un courant d’eau claire. Laure se tient à sa tête. « C’est par là », clame-t-elle, la main levée vers l’horizon, le voile noir, dans ses cheveux, dansant sur le bleu céleste. D’autres personnes sont du voyage. Nous parviendrons quelque part.