Leur divorce, nos parents nous l’ont annoncé au Chariot ailé, un petit restaurant tibétain, fermé depuis. Avant cela, Maman nous avait invitées, Mado et moi, au Commerce «restau-cantine», pour nous expliquer que notre père «avait quelqu'un».
Alors quand tout à l’heure, après sa bière et mon condensé des dernières nouvelles de Method, Papa m’a dit qu’il mangerait bien quelque chose, j’ai compris que ce n’était pas pour me parler de la pluie et du beau temps.
Histoire de cul, histoire de cœur. Il l’a attrapé avec une «à-côté». «Le réseau que je fréquente a été pas mal frappé, cette année. Guy, tu te souviens de Guy?» Et de me lister une demi-douzaine de ses vieux copains, qui, eux aussi, «pratiquent» et sont «condamnés».
J’avais presque oublié les détails de ce grand déballage qu’il m’avait réservé, peu après le divorce, de ses mœurs sexuelles « inavouables ». Sans même chercher ses mots, et avec une certaine aisance – quoique pudique, il m’avait parlé de son goût pour «les escapades à plusieurs», du réseau «plutôt tranquille» qu’il fréquentait depuis quelques années. Il s’était calmé, m’avait-il assuré. «Par les temps qui courent, on n’a pas vraiment le choix.»
J’avais enterré tout ça, incapable que j’étais de penser à mon papounet en terme de bête sexuelle.
Et voilà que ce mot résonne, «condamné», en un écho assourdissant, bien plus bruyant que la calme convivialité de la salle de restaurant où nous nous trouvons. Papa parle du traitement de Guy, les yeux rougis de larmes contenus, il dit: «Faut pas t’en faire, ils font des miracles, maintenant.»
Et: «Le service du docteur Bonnard a bonne réputation.»
Ses mains, un petit tas de brindilles sèches, s’agitent par moments, prises de spasmes. Je le regarde, je ne le reconnais pas. Il est déjà quelqu'un d’autre. Je ferme les yeux, et quand je les rouvre, au travers de mes larmes, c’est bien mon père, mais affublé du visage de l’homme malade, du condamné. Je pense prendre mes jambes à mon cou, courir aussi loin que possible, jusqu’à un endroit rescapé, où tout cela n’existerait pas. Au lieu de quoi, je couvre le tas de brindilles de mes propres mains.
Le plus dur, c’est la peur de soi. De baisser les bras avant même d’avoir combattu.
Je le laisse parler, notre commande arrive et repart à peu près sans qu’on y ait touchée. Comme s’il voulait combler le vide du silence que je ne fais même pas l’effort de meubler, Papa rajoute des wagons : sa peur des hôpitaux, des courbes de température, des infirmières. Je ne l’ai jamais vu si bavard. Son ton se veut rassurant et parfois guilleret et valeureux, genre : j’en ai vu d’autres.
Genre: on savait bien que ça finirait comme ça toi et moi, pas vrai?
Papa dans le rôle du bon garçon optimiste, autant dire que même depuis le perchoir où m’a balancé le choc de l’annonce, je n’y crois pas plus de dix secondes. Il ne veut pas que je m’inquiète. Et même il a besoin de voir que je ne m’effondre pas. Comme si ça pouvait signifier que non, il n’y avait pas de quoi flipper. Que non, il n’y aura rien de changer. Que, aller, le virus, on vit avec, de nos jours.
Il parle aussi de Christine, il faudra lui annoncer. Se séparer, certainement, au moins un temps.
En fait, non, le plus dur, c’est Christine. Nos yeux humides, et les gens, autour, comme dans un film de Jaoui-Bacri, suspendus dans la tranquillité de leur quotidien.
Finalement, vient le dessert. J’ai sorti un paquet de mouchoirs, des Sniff imprimés d’une grosse paire de lèvres rouges sur fond rose. La serveuse les trouve «sensas». Elle fait traîner le s, qui disparaît dans le brouhaha. «Je vais me taire, continue Papa, je serais capable de faire tourner ta crème anglaise.»
Coup d’œil au brownie. Crème anglaise : malgré tout, je pense…
Papa me regarde en silence. Dans ses yeux, des spectres se sauvant vers les recoins de son âme. Et soudain, sans concertation, à bout d’émotions, nous éclatons de rire. La table d’amoureux à ma droite nous regarde de biais, nous rions ; les deux copines à gauche se marrent de nous voir, nous rions. Papa a à nouveau des larmes plein les yeux, moi itou, et je me dis qu’un jour, ce sera pour le drame. Je n’avais jamais pensé à la disparition de mon père auparavant. Ou que j’aurais un jour à enterrer ma mère. La douleur de perdre un être cher est là, au-dessus de chacun d’entre nous, qui attend son heure.
Alors je ris, je jouis du spectacle de mon père hilare, je jouis de notre entente, de notre complicité, je ne veux rien savoir d’autre.
Je ne veux plus penser. Les miroirs sont couverts. Je vais me droguer et dormir.
Rob, j’aurais tellement besoin de toi.
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