samedi

14/02/03

20h45
Tenu. Look cybergoth pour faire passer la pilule en forme de cœur qu’on veut à tout prix nous faire avaler chaque année. Top caraco col destroy sur justaucorps résille, jupe longue collante sur gigacompensées achetées il y a au moins vingt ans – du temps où on savait ce que c’était des plateformes, collants dentelle chic Well. Le tout noir, noir, noir.
Comme je revenais de déjeuner (seule : soupe carottes pommes de terre, à la Merveilleuse Boulangerie, une énorme part de gâteau au chocolat noir pour que mon alimentation soit en total adéquation avec mon essence), ai croisé Thomas W et sa secrétaire (sur les lèvres de qui j’ai lu le flot de médisances qu’elle contenait jusqu’à ce que nos chemins se séparent). Plus tard, alors qu’il se rend en réunion au 6e, moi, hantant les couloirs :
«Il faudrait qu’on boive un café, Louna. Ou ce que tu veux.»
J’acquiesce silencieusement.
«Tu connais Cyril, je crois.»
Au lieu de rougir, une inspiration : je le regarde comme si je voulais le dépouiller de son âme.
«Bon, eh bien, à plus tard.»
Je ne suis pas peu fière de moi. Je suis presque au bout du couloir quand il me rappelle.
«C’est bien, ce look, ça change.»
Juste une ombre de sourire.
Je fume une clope en regardant la circulation, le bordel en bas dans la rue, éternel. L’impression d’avoir marqué des points.
Au moins dans le match qui m’oppose à moi-même: c’est la saint Valentin et je n’ai même pas envie de pleurer.


Séance de yi-king chez une connaissance de Laure, dans le XVIe – ou pouvoir switcher du mode vie au mode veille et retour est un talent appréciable dans le monde qui est le mien.
Un quartier paisible, arrêté dans le temps (si ce n’est les 4x4 Porsche, les coupés Mercedes, les Bentley vitres fumées), des écoles et des sorties d’écoles peuplées de mères de famille, cancanant en petits groupes de trois ou quatre en attendant l’éjection des braillards en bleu marine et vert bouteille (assorti au vert Jaguar, mince de chic), une touche de rouge pour les plus audacieux, serre-têtes sur les petites coupes au carré, brosse légèrement gelée pour les autres.
Un appartement parisien au dernier étage d’un immeuble Haussmann, une entrée grande comme mon salon dans laquelle on abandonne sa paire de Converse (prévoir des socquettes en fil d’écosse unies, type Bleu Forêt), une déco minimaliste blanc, gris, moquette de cinq centimètres d’épaisseur, un balisier gigantesque dans un vase pur comme une goutte d’eau, à peine visible, tout en hauteur, des rideaux voiles superposés, un bruit d’eau, une fontaine quelque part. Nous nous installons dans un salon Armani Casa, table basse Charlotte Perriand (on ne me la fait pas depuis le spécial intérieurs de l’automne). Thé vert servi par Hélène, la maîtresse de maison, qui, à l’inverse de sa déco, est volubile à l’extrême. Yi-king, horoscope chinois, tarot de Marseille, tsigane, oracle de Belline, Grande Croix Sa Mère: inventaire et comparatif, anecdotes véridiques, exemples tragiques à mi-voix, entre deux encens à l’huile essentielle d’eau de lune. «Je t’assure ma chérie (battements de cils, un soupir sur une portée), une harmonie ressentie au plus profond de ton être».
Des fourmis dans les jambes – signe de début du switch, j’imagine Hélène dans la pièce GB chez Queen Lol, son corps en offrande à des dizaines de sexes, verges érigées en son honneur. Comme ces temples de la fertilité se dressant ici et là en Thaïlande, phallus de quelques centimètres à plusieurs mètres en bois divers de couleurs vives, united colors en l’honneur du dieu Bite et ex-voto à l’ombre d’arbres centenaires, au milieu de nulle part ou en pleine ville – comme celui-ci au fond du parking d’un grand hôtel.
Oui, la question s’adresse à moi. Tu n’as qu’à commencer, Laure.
Les fourmis remontent un peu plus haut. Mado était une agitée, elle avait toujours besoin de se rendre intéressante. A la maison, on n’entendait qu’elle. Pas fichue de faire quoi que ce soit sans que tout le monde soit au courant – braillant au téléphone, réveillant nos parents quand elle rentrait de soirée. Même quand elle mettait la table ou faisait la vaisselle on avait l’impression qu’une colonie de chimpanzés avait envahie la cuisine – ma mère haussait les yeux au plafond, mon père faisait le sourd.
REECRIRE Depuis toujours, je cultive l’extrême inverse. Là où je suis, vous ne m’y repérez que si je le veux. J’en appelle un autre sans troubler votre sommeil, me prépare une collation en solitaire et en silence et vous quitte au petit matin dans un souffle. Et vous vous demandez si vraiment, hier soir…
De la même manière, je puis rester immobile tel le lézard, longtemps. S’il faut attendre, j’attends. J’en tire une très grande force. Ceci me vient des trois mois que j’ai dû rester seule à la maison durant mon année de terminale (cf. cahier 8, «dépression au-dessus de mon jardin»), période durant laquelle:
- je me suis autosuffie en terme de distraction;
- je me suis fait un point de vue sur le charlatanisme qu’on appelle médecine;
- j’ai choisi de vivre finalement, mais dans le secret de moi-même;
- j’ai appris l’immobilité, l’observation, le silence.
Mode veille.
Vous ne m’userez pas. Rien ni personne.

C’est maintenant le moment de quitter Hélène, le yang aux traits pleins et son acolyte le yin.
Le temps reprend son empire. Qui sait, peut-être que dans ces moments-là, je ne vieillis pas.
Règlements, remerciements, compliments, sourires.
Dehors, à Laure, remerciements, compliments, sourires. Elle se dépêche: ses mômes.
Métro direction l’autre rive.
Me rouler un joint, zappinguer: switch-on.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire